Ces deux volumes se passent dans le même univers, mais ne constituent pas un feuilleton, chacun des deux a une fin et non un suspense. Le deuxième, qui se passe dix ans après le premier, en reprend des personnages et en introduit de nouveaux ; mais il est clair qu’on ne peut pas le lire sans avoir lu le premier.
Comme souvent je refuse de classer féérie (en globish fantasy) ces romans sous prétexte qu’ils se déroulent dans un monde non technologique et qu’ils qualifient de magie l’emploi d’une technique de pénétration dans l’esprit que d’autres ont qualifiée de science-fiction, dans Le pays d’esprit de Robert Franklin Young ou le film Existence… Faut-il rappeler la troisième loi de Clarke sur les méthodes ou technologies qu’on ne comprend pas, voire la seconde sur les choses que les savants déclarent impossibles ? Ceux qui donnent des ordres à Alexa ou à Siri ne sont pas des magiciens. Dans un monde imaginaire, sans techniques modernes, qui ressemble à l’Asie du haut Moyen-Âge, qu’une technique « parascientifique » du type de la télépathie puisse servir à soigner, voire à tuer, et soit monopolisée par l’église locale de la déesse Hananja, tient de l’uchronie ou de la découverte d’un monde lointain, qui a deux lunes, plus que de la féérie. N K Jemisin n’a pas changé de manière d’écrire et c’est, comme dans la trilogie de La terre fracassée, de la fiction spéculative avec, en fin de compte, une écriture rationaliste.
Donc le monde aux deux lunes dans lequel se passent ces deux romans comporte plusieurs pays dont le lecteur découvre certains au fur et à mesure des aventures des personnages. D’abord la Cité-État de Gujaareh, cadre principal des récits et dominée par le temple du Hétawa, dont les collecteurs recueillent la « magie » des rêves et l’utilisent pour soigner, ou pour tuer les corrompus. Au service de la déesse, le Prince se charge des tâches exécutives. Mais les héros, le collecteur Éhiru, son assistant Nijri et l’ambassadrice Sunandi venue de la ville rivale de Kisua vont découvrir et combattre un complot qui menace la Cité et la paix.

Dans le second volume, dix ans après l’invasion de Gujaareh, plusieurs groupes préparent, de façon désordonnée et contradictoire la libération de leur cité, et un nouveau fléau semble s’abattre sur la ville. La jeune partageuse, c’est-à-dire soignante de l’Hétawa, va se trouvée mêlée, puis personnage essentiel de cette lutte. Et confrontée en plus non seulement à la misogynie de ses frères, mais aussi à ses sentiments pour le nouveau Prince qui veut reprendre son trône.
Sans doute ces deux romans visent plus à présenter des mondes originaux et des aventures qu’à creuser notre réalité, notre avenir et nos possibilités comme le font tant de livres de SF. Mais c’est aussi ce que font les livres de Vance et de nombreux autres auteurs, et N K Jemisin nous présente un monde que Vance ne refuserait pas…
Seul reproche que je ferai : les titres globish me paraissent d’autant plus insupportables que la lune principale de ce monde est la lune Rêveuse. Des titres en français auraient été justifiés.
Dreamblood, de N K Jemisin, traduits par Pierre-Paul Durastanti, J’ai lu, 2025
1. The Killing Moon, poche n°14331, 478 p., 9€20, ISBN 978-2- 290-40102-6
2. The Shadowed Sun, Nouveaux Millénaires, 540 p., 23€, ISBN 978-2-290-41085-1